texte/ 2014


Calibre 12

L’acte quotidien de dessiner est pour Jean-Pierre Marquet une sorte de pamphlet. Avec ses outils
graphiques, il résiste, allant parfois à contre-courant des modes et autres tendances. Sa discipline, il l’applique à l’organisation même de son projet, Autofictions, dont la construction est suffisamment symbolique pour être notable. En effet de 1992 à 2006, nous sommes face à une série de 12 livres comprenant chacun 12 séries composées de 12 planches. Cette organisation par séries de 12 reste une constante. Aujourd’hui, il revient sur les planches réalisées, les classe et les organise après coup par groupe de 12. On pense alors à Cicéro, l’unité de mesure typographique avant la PAO, aux 12 divinités olympiennes ou aux 12 apôtres, les 12 syllabes de l’alexandrin ou le calibre 12, à la fois le plus courant et le plus assassin. Tueur en série Jean-Pierre Marquet ? Ce dernier puise dans la culture populaire (magazines) comme dans la culture savante (œuvres d’auteurs), les contours de l’art l’intéressent tout autant que son exposition même.

Autofictions est d’abord publié dans Brulos le Zarzi, un fanzine autoproduit collectivement. La diffusion du travail de Jean-Pierre Marquet est ainsi intiment liée à ce support qui circule dans les réseaux de la bande dessinée underground des années 1990. De la bande dessinée, il ne subsiste pourtant que la planche, exit les cases, l’organisation est autre. Jean-Pierre Marquet se conforme à un protocole quasi quotidien. Il consigne ses pensées sur une page A3 verticale harmonisée en trois espaces : titre et date en haut de la feuille, un dessin ou un collage au centre, et en bas, comme deux notes de bas de page, les commentaires 1) et 2) de l’artiste. Autant de recherches et réflexions, plastiques et philosophiques, que d’hommages et de citations.

Sous ses airs bien rangés, l’oeuvre graphique et littéraire de Jean-Pierre Marquet laisse entrevoir une part d’improvisation, un geste automatique par lequel l’inconscient de l’artiste s’exprime pleinement. Son sujet même concerne bien la mémoire, les moyens de la stimuler mais aussi de la conserver. Jour après jour, mois après mois, année après année, les planches d’Autofictions se succèdent. Elles forment des archives d’un genre particulier où la monographie est diluée dans un récit fictionnel. Mais en quoi les Autofictions sont-elles fictionnelles ? Jean-Pierre Marquet s’appuie sur ses expériences, sur les événements de sa vie personnelle, sur des lectures ou des visites d’exposition et pourtant ses dessins ne sont pas strictement autobiographiques. Les références convoquées semblent poursuivre un but sans cesse renouvelé ; celui de percer le secret même de la création, d’englober et définir son processus. À l’intérieur du cadre rectiligne tracé au démarrage des planches, Jean-Pierre Marquet couche la peinture comme il couche ses pensées. Rature, repentir, calligraphies inachevées sont les bienvenus. L’essence de l’écriture rime ici avec les réflexions métaphysiques. Cette forme de palimpseste évoque sans conteste la peinture de Cy Twombly. Dans ce sens où, comme l’écrivait Roland Barthes dans « Sagesse de l’art » à propos de Twombly, la pratique de Jean-Pierre Marquet consisterait elle aussi « à faire voir les choses : non celles qu’il représente, mais celles qu’il manipule : ce peu de crayon, ce papier quadrillé, cette parcelle de rose, cette tache brune.1 » Roland Barthes développait dans ce même texte en quoi la salissure rend visible la vérité : « Prenez un objet usuel : ce n’est pas son état neuf, vierge, qui rend le mieux compte de son essence ; c’est plutôt son état déjeté, un peu usé, un peu sali, un peu abandonné : le déchet voilà où se lit la vérité des choses.2 » Jean-Pierre Marquet recycle le réel dans ses dessins, on y trouve des tickets d’entrée dans des musées, des photographies, des emballages, des cartes de visites ; tous sont crayonnés, recouvert de peinture, de tâches ou d’empreintes de doigts. Autour on observe des notes, des essais de typographies. L’ensemble forme des indices, ceux du cheminement de sa pensée.

Isabelle Tellier ( Room Service)


1 Roland Barthes, « Lectures : l’art - Sagesse de l’art », in L'Obvie et l'Obtus : Essais critiques III, Éditions du Seuil, Paris, 1982, p. 164.
2 Ibid., p 165.