Calibre
12
L’acte quotidien de dessiner est pour
Jean-Pierre Marquet une sorte de pamphlet. Avec ses outils
graphiques, il résiste, allant parfois
à contre-courant des modes et autres tendances. Sa discipline, il
l’applique à l’organisation même de son projet, Autofictions,
dont la construction est suffisamment symbolique pour être notable.
En effet de 1992 à 2006, nous sommes face à une série de 12 livres
comprenant chacun 12 séries composées de 12 planches. Cette
organisation par séries de 12 reste une constante. Aujourd’hui, il
revient sur les planches réalisées, les classe et les organise
après coup par groupe de 12. On pense alors à Cicéro, l’unité
de mesure typographique avant la PAO, aux 12 divinités olympiennes
ou aux 12 apôtres, les 12 syllabes de l’alexandrin ou le calibre
12, à la fois le plus courant et le plus assassin. Tueur en série
Jean-Pierre Marquet ? Ce dernier puise dans la culture populaire
(magazines) comme dans la culture savante (œuvres d’auteurs), les
contours de l’art l’intéressent tout autant que son exposition
même.
Autofictions est d’abord publié dans
Brulos le Zarzi, un fanzine autoproduit collectivement. La diffusion
du travail de Jean-Pierre Marquet est ainsi intiment liée à ce
support qui circule dans les réseaux de la bande dessinée
underground des années 1990. De la bande dessinée, il ne subsiste
pourtant que la planche, exit les cases, l’organisation est autre.
Jean-Pierre Marquet se conforme à un protocole quasi quotidien. Il
consigne ses pensées sur une page A3 verticale harmonisée en trois
espaces : titre et date en haut de la feuille, un dessin ou un
collage au centre, et en bas, comme deux notes de bas de page, les
commentaires 1) et 2) de l’artiste. Autant de recherches et
réflexions, plastiques et philosophiques, que d’hommages et de
citations.
Sous ses airs bien rangés, l’oeuvre
graphique et littéraire de Jean-Pierre Marquet laisse entrevoir une
part d’improvisation, un geste automatique par lequel l’inconscient
de l’artiste s’exprime pleinement. Son sujet même concerne bien
la mémoire, les moyens de la stimuler mais aussi de la conserver.
Jour après jour, mois après mois, année après année, les
planches d’Autofictions se succèdent. Elles forment des archives
d’un genre particulier où la monographie est diluée dans un récit
fictionnel. Mais en quoi les Autofictions sont-elles fictionnelles ?
Jean-Pierre Marquet s’appuie sur ses expériences, sur les
événements de sa vie personnelle, sur des lectures ou des visites
d’exposition et pourtant ses dessins ne sont pas strictement
autobiographiques. Les références convoquées semblent poursuivre
un but sans cesse renouvelé ; celui de percer le secret même de la
création, d’englober et définir son processus. À l’intérieur
du cadre rectiligne tracé au démarrage des planches, Jean-Pierre
Marquet couche la peinture comme il couche ses pensées. Rature,
repentir, calligraphies inachevées sont les bienvenus. L’essence
de l’écriture rime ici avec les réflexions métaphysiques. Cette
forme de palimpseste évoque sans conteste la peinture de Cy Twombly.
Dans ce sens où, comme l’écrivait Roland Barthes dans « Sagesse
de l’art » à propos de Twombly, la pratique de Jean-Pierre
Marquet consisterait elle aussi « à faire voir les choses : non
celles qu’il représente, mais celles qu’il manipule : ce peu de
crayon, ce papier quadrillé, cette parcelle de rose, cette tache
brune.1 » Roland Barthes développait dans ce même texte en quoi la
salissure rend visible la vérité : « Prenez un objet usuel : ce
n’est pas son état neuf, vierge, qui rend le mieux compte de son
essence ; c’est plutôt son état déjeté, un peu usé, un peu
sali, un peu abandonné : le déchet voilà où se lit la vérité
des choses.2 » Jean-Pierre Marquet recycle le réel dans ses
dessins, on y trouve des tickets d’entrée dans des musées, des
photographies, des emballages, des cartes de visites ; tous sont
crayonnés, recouvert de peinture, de tâches ou d’empreintes de
doigts. Autour on observe des notes, des essais de typographies.
L’ensemble forme des indices, ceux du cheminement de sa pensée.
Isabelle Tellier ( Room Service)
Isabelle Tellier ( Room Service)
1
Roland Barthes, «
Lectures : l’art - Sagesse de l’art », in L'Obvie et l'Obtus :
Essais critiques III, Éditions du Seuil, Paris, 1982, p. 164.
2
Ibid., p 165.