Texte de Luc Vigier : Déséblouir, édition Adverse.
J'ai
entre les yeux depuis quelques semaines une œuvre éblouissante,
entourée d'un carton noir teinté dans la masse, une édition ouvragée
et sertie, tenue par une ceinture noire découpée à la main et refermée
par trois aimants qui tiennent l'explosion à l'intérieur, le tout dans
un format de 30x42cm et un bon poids de beau dictionnaire.
Fabriqué-façonné exemplaire après exemplaire par son éditeur, Alexandre
Balcaen, ce petit monument dédié à la pensée de l'image s'intitule
justement "Déséblouir" (Editions Adverse, 2017), l'une des étapes d'un
journal graphique autofictif que Jean-Pierre Marquet tient de manière
intermittente et intense, c'est-à-dire presque tout le temps depuis plus
de vingt ans. Dès l'ouverture du coffret-chemise, qui prépare la
pupille à s'ouvrir par l'obscurité et le contact du noir, le déséblouir
fait voir et pense par séries de petites cellules graphiques. La
"planche-case" existe tout de suite comme une improvisation très
organisée de couleurs, de traits et de collages (photographies, objets,
publicités, flyers...), en général accompagnée d'un texte manuscrit
pointant vers une question, un problème, une résistance, avec mille
allusions philosophiques ou esthétiques en trois bandes à Didi-Huberman
(Devant l'Image / Devant le Temps) mais aussi à Duchamp ou au Musée
imaginaire de Malraux, par exemple.
Devant la planche en papier fort, on
sent un dispositif réflexif et volontiers humoristique fait pour
explorer, pour danser, pour se confronter à la zone blanche qui jamais
ne sera une bande dessinée, attraction proclamée et rejetée en maints
endroits (et pourtant il y a séquence d'images). D'ailleurs les pages ne
sont pas reliées sinon par la boîte noire: ce sont des panneaux, on
dirait de petite exposition, faits pour cela sans doute, mais aussi pour
voltiger au-dessus de la nuit, être lues dans l'ordre (les dates sont
précisément indiquées, il s'agit bien d'un journal, d'un carnet de bord,
d'un log-book dessiné) ou dans tous les sens, comme un livre ou comme
un affichage mural d'école d'art, sous le regard terrifiant des
visiteurs devant l'énigme pariétale. Marquet pourtant ne tremble pas,
les couleurs sont matrices sûres, et tout s'agrège soudain à la surface,
cristallise les options, remue les profondeurs, trouve la certitude des
propositions jetées sur le papier par les architectes, pour voir, pour
tester, pour sentir si ça sonne juste. Cela n'empêche pas chez lui
l'errance, l'hésitation, l'angoisse, le plaisir fou, la fuite, le
retour, la rêverie privée, l'aveu de nombreuses contradictions,
l'ironie, partout présente : des fantômes passent ainsi que des
esquisses mais ils ne se manifestent que pour soulever le lien profond
que l'auteur entretient avec l'art, le design, les influences,
l'architecture, le dessin, secoué à ses frontières, jamais dupe de ses
facilités ou de ses effets, non pas spécifiquement convoqués mais liés à
un art patient de la mémoire.
A force de refus, d'images surgies,
d'oublis, d'effacement et de trouvailles, la planche se construit,
parfois faite de rien, parfois saturée de références et d'exercices de
styles. C'est une écriture, sans aucun doute, et ce sont des essais,
dans le sens Montaigne du terme, "à sauts et à gambades", qui embarquent
par surprise, par jeu esthétique, par forces cristallisées de la
confession et de l'incertitude. Ce sont aussi des variations, un jazz
d'images, un éloge de la liberté émis depuis une zone franche encadrée
d'un trait cadastral.
On peut lire ce jeu de cartes dans la scénographie
éditoriale choisie par Alexandre Balcaen avec un plaisir sans fin :
qualité du papier, précision de l'impression, sensation d'avoir
l'original dans la main, possibilité aussi de montrer, d'exposer ce jeu
dans sa composition inachevée, ses propositions et ses facilités, ses
risques, de rebrasser l'ensemble, de n'en lire qu'une partie ou de
dévorer dans toutes les directions. On peut également le suivre sur son
blog où Jean-Pierre Marquet publie ses méditations graphiques: dans
l'espace numérique, l'écriture des matrices réflexives se poursuit,
longue recherche, patient travail, sculpture du temps au cœur même du
papier et de la lumière.
Luc Vigier, maître de conférences à l'Université de Poitiers.
2.14.0.0
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